Le nourrisson et le lait maternel : une relation complexe et originale

Les bénéfices du lait maternel pour la santé et le bien-être de l’enfant ont été largement démontrés. Toutefois, loin d’être un receveur passif du lait maternel, le nourrisson joue un rôle actif à plusieurs étapes de la lactation et contribue ainsi aux modifications de la composition du lait maternel. Le rôle du nourrisson est essentiel, avant tout pour l’établissement de tétées efficaces et confortables, qui sont elles-mêmes nécessaires pour l’initiation et la maintenance de la lactation.

Afin de mieux comprendre comment s’installe et se maintient l’écologie du lait, un groupe de travail a récapitulé les connaissances actuelles sur les différents aspects de la contribution du nourrisson à cet équilibre.

Les auteurs définissent le terme « écologie » comme un « système biologique complexe et ses interactions avec son environnement ». Ici, le système complexe est la composition du lait et sa biologie, et l’environnement est constitué par les influences de la mère et de l’enfant et leurs interventions respectives.

Les trois qualités d’un allaitement satisfaisant

Il est convenu que l’allaitement doit posséder au moins 3 qualités fondamentales : il doit être efficace, efficient et confortable.

Il est efficace si le nourrisson reçoit la plus grande quantité possible du lait disponible. Il est efficient si le lait disponible est extrait dans un temps raisonnable. Enfin, il est confortable s’il ne provoque pas de douleur.

Une stimulation importante pendant les premiers jours de vie « programme » en quelque sorte la structure des glandes mammaires et leurs fonctions. En revanche, les douleurs pendant l’allaitement, les mastites, l’ankyloglossie ou une mauvaise position de l’enfant sont des exemples d’inconfort qui nuisent au bon déroulement de l’allaitement.

Les travaux récents sur la biomécanique de la succion ont montré le rôle essentiel de la dépression intra-buccale pour favoriser l’expression du lait, tandis que la compression des canaux par les mouvements de la bouche du nouveau-né, réduit le flux de lait pour permettre une déglutition sans risque. La force d’aspiration est dépendante du développement de l’enfant et c’est une raison fréquente de l’inefficacité de l’allaitement chez les prématurés ou les nouveau-nés atteints de pathologies cardiorespiratoires ou neurodéveloppementales. Le débit de lait peut varier au cours d’un repas et le nourrisson ajuste le rythme des aspirations à ces changements, ce qui, en retour, influence le débit.

La dyade mère-enfant, une relation d’échanges chimio-sensoriels

Pendant l’allaitement, des signaux chimio sensoriels sont échangés entre la mère et le nourrisson et construisent un système de relation individualisée. Du côté maternel, cet échange favorise l’attachement, le lien et la mise en place des soins autour de l’enfant, et a un impact sur les processus cérébraux de l’allaitement, favorisant la modulation de la réceptivité hormonale et du processus de lactation.

Quant au nouveau-né, il est rapidement capable de détecter une grande variété de stimuli sensoriels, de les reconnaître et d’adapter son comportement. Rappelons qu’à la naissance, l’odorat et le goût sont plus développés que les autres sens.  Les stimuli chimio sensoriels auxquels il est exposé incluent les caractéristiques chimiques de la mère (« signature olfactive » de la mère) et la saveur du lait maternel, et s’inscrivent dans la continuité de l’environnement intra-utérin que connaît bien le nouveau-né.

Cette continuité fait que l’odeur de la mère, la saveur et l’odeur du lait, que reconnaît le nourrisson, orientent celui-ci vers le sein et facilitent l’initiation de l’allaitement. La continuité avec la vie in utéro se retrouve aussi au niveau des variations de la saveur du lait en fonction de l’alimentation de la mère, celle du liquide amniotique variant elle aussi avec l’alimentation. L’enfant reconnaîtra plus tard ces saveurs dans les aliments qui lui seront proposés après le sevrage. 

Alcool, tabac et cannabis : comment réagit le nourrisson ?

L’impact de la consommation d’alcool, de tabac ou de cannabis pendant l’allaitement suscite un intérêt croissant, mais certaines inconnues persistent.

La consommation d’un ou 2 verres d’alcoolaprès une abstinence de 3 jours se traduit par le passage de l’alcool dans le lait en quantité presque identique à celle retrouvée dans le sang maternel, avec un pic à la première heure suivant la consommation et diminuant ensuite. La présence d’alcool dans le lait maternel en modifie le goût, mais l’enfant ne le rejette pas. Il modifie toutefois son mode de succion, tête moins de lait et son sommeil est perturbé, avec une réduction des phases de sommeil agité.

La consommation d’alcool perturbe le milieu hormonal maternel (augmentation de la prolactine, diminution de l’ocytocine), retarde la production du lait et la réduit dans le court terme. Les recherches ont mis en lumière la difficulté d’établir si ces changements sont la conséquence des effets de l’alcool sur le climat hormonal maternel, ou s’il s’agit de la réponse directe du nourrisson à des changements des caractéristiques du lait, comme des modifications de sa saveur, ou enfin s’ils sont dus à des changements de la qualité des interactions entre le nourrisson et sa mère.

En ce qui concerne la nicotine, après une abstinence de 12 heures, sa concentration dans le lait est maximale dans l’heure suivant la consommation d’une cigarette. La dose délivrée à l’enfant est d’environ 550 ng/kg. Chez les nourrissons de parents fumeurs, la cotinine, principal métabolite de la nicotine, est 10 fois plus élevée dans les urines d’un enfant allaité en comparaison avec un enfant nourri au lait artificiel. La présence de nicotine dans le lait en modifie la saveur, mais ne modifie pas les tétées.

En revanche, le sommeil de l’enfant est perturbé, avec moins de temps passé en sommeil agité. De nombreux travaux sont en cours pour établir l’effet du cannabis sur le développement de l’enfant allaité. Après 24 heures d’abstinence, le THC, principal composant psychoactif du cannabis, est retrouvé dans le lait maternel à la suite de l’inhalation de 0,1 g de cannabis contenant environ 23 % de THC. La concentration est maximale 1h après et diminue progressivement pendant les 4 h suivantes. La demi-vie du THC dans le lait maternel serait de 17 jours, et le temps nécessaire pour une totale élimination de 16 semaines, et il est retrouvé dans les selles et les urines du nourrisson. Les données sur les effets du cannabis sur l’enfant sont limitées, contradictoires et souvent obsolètes.

Les premiers résultats doivent être examinés avec prudence, car la légalisation du cannabis dans certains pays a permis la diffusion sur le marché de produits très variés dans leur mode de consommation et dans leur concentration en THC. Malgré toutes ces inconnues, le temps long d’élimination peut servir de base d’argumentaire avec des parents en demande d’avis. Des recherches sont nécessaires pour déterminer l’effet d’une exposition prolongée sur le sommeil, l’alimentation et le développement cognitif du nourrisson.

Et le microbiote dans tout ça ?

Contrairement à ce qui a longtemps été avancé, le lait maternel n’est pas stérile. Les données récentes suggèrent qu’il contient une communauté microbienne particulière et son matériel génétique, constituant le microbiote. Les interactions entre le développement du microbiote de l’enfant, celui du lait maternel, et les facteurs environnementaux qui entrent en jeu dans l’écologie microbienne du lait font l’objet d’un intérêt récent.

L’un des mécanismes par lequel les microbes se font un chemin vers le lait maternel est la bouche du nourrisson, à partir de laquelle ils migrent vers les canaux de la glande mammaire par transfert rétrograde pendant l’allaitement. De nombreuses inconnues persistent, comme l’influence du microbiote intestinal de l’enfant sur celui du lait, ou l’impact de la diversification alimentaire sur le microbiote du lait. Plusieurs facteurs exercent une influence sur la composition du microbiote intestinal de l’enfant, parmi lesquels les infections, la prise d’antibiotiques ou d’inhibiteurs de la pompe à protons, mais l’on ne sait pas encore quel peut être leur impact sur la composition du microbiote du lait.

Les anomalies de la grossesse (naissance prématurée, enfant hypotrophe ou grand pour l’âge gestationnel), ont un impact sur le phénotype du nouveau -né et sur l’écologie du lait, modifiant sa composition et le processus de lactation. Les signaux faim/satiété du nourrisson font l’objet d’attention particulière, ils sont en effet importants pour la synchronisation de la synthèse du lait et les tétées, par des mécanismes autocrines ou paracrines, en fonction des besoins de l’enfant.

Tout au long de cet article, les auteurs relèvent que de nombreux domaines restent à explorer concernant les multiples composantes biologiques et comportementales de l’allaitement, comme l’influence du microbiome du lait, l’impact des perturbations de la grossesse sur le lait, ou encore les outils à développer pour étudier les propriétés chimio sensorielles du lait.

Dr Roseline Péluchon


Krebs NF, et coll. Infant factors that impact the ecology of human milk secretion and composition-a report from « Breastmilk Ecology: Genesis of Infant Nutrition (BEGIN) » Working Group 3. Am J Clin Nutr. 2023 Apr;117 Suppl 1(Suppl 1):S43-S60.